Sophie a 33 ans. Elle est mariée, a deux enfants et travaille au centre d’appels d’une société d’envergure nationale. Elle aime son travail, ses horaires fixes, ainsi que le fait d’avoir ses soirées et ses week-ends libres. Et surtout, elle aime travailler avec le public, du moins, la plupart du temps. Sophie a remarqué que les appels peuvent rapidement tourner au vinaigre lorsque ses interlocuteurs n’acceptent pas ce qu’elle leur répond. Elle ressent de la frustration dans de tels cas. Elle fait de son mieux pour aider les gens, mais dernièrement, les gens expriment davantage leur colère. Hier, deux clients différents ont sévèrement haussé le ton. Une dame lui a même dit qu’elle était stupide. À la fin de cet appel, la confiance de Sophie en avait pris pour son rhume. Aurait-elle des ennuis? Le client n’a-t-il pas toujours raison? Elle s’est fait du souci pendant des jours à ce propos.
Il s’agit d’un bon exemple de microtraumatisme psychologique. Ce terme ne vous dit peut-être rien, mais une fois que vous aurez saisi, vous prendrez conscience d’avoir peut-être déjà causé des microtraumatismes psychologiques ou d’en avoir été victime.
Selon Dre Claire Harrigan, les microtraumatismes psychologiques sont des incidents d’apparence subtile qui peuvent sembler sans importance sur le coup, ce pour quoi leurs effets sur le plan émotionnel peuvent souvent être minimisés ou ignorés. Toutefois, lorsque ces microtraumatismes s’accumulent à la longue, ils peuvent causer des dommages psychologiques à long terme. On compte comme exemples de microtraumatismes psychologiques l’interaction avec des clients ou du personnel irrespectueux, ou encore avec des conducteurs agressifs, ainsi que des situations qui peuvent sembler banales, comme des compliments à double tranchant. En fait, toute expérience qui lentement vous fait perdre vos moyens et votre confiance en vous peut constituer un microtraumatisme psychologique, à l’image du supplice de la goutte d’eau.
Dre Harrigan, FRCPC, est psychiatre et membre du programme de directeurs médicaux de la Cleveland Clinic Canada. Selon elle, les microtraumatismes psychologiques sont plus courants que jamais et engendrent davantage de colère, ce qui nuit au bien-être personnel et professionnel.
Pourquoi maintenant? Quels sont les éléments déclencheurs de toute cette colère? Les raisons sont nombreuses, mais les contrecoups de la pandémie, qui continuent de se faire sentir, y sont vraisemblablement pour beaucoup, selon Dre Harrigan :
Au début de la pandémie, on sentait une réelle cohésion sociale en vue d’affronter un ennemi commun. Nous avons fait retentir nos casseroles, assisté à des spectacles en Zoom et fait tout ce que nous pouvions pour garder contact. Par contre, il fallait composer avec beaucoup d’anxiété, de chagrin et d’isolement social.
Puis, au cours des dernières phases de la pandémie, lorsque l’anxiété et les craintes ont retrouvé des niveaux plus habituels, certaines personnes sont passées de l’inquiétude et de l’angoisse à la colère par rapport à des choses qu’elles ont perdues et à des expériences qu’elles ont dû sacrifier, en prenant certains individus ou groupes comme bouc émissaire. La réaction de certains a été de placer leurs propres besoins et désirs en tête de liste, au détriment de ceux des autres.
De plus, certaines personnes en ont eu assez de devoir adapter leurs comportements en fonction des informations qui changeaient constamment et se sont insurgées lorsque des mesures ont été exigées. Par exemple, même si, au départ, le télétravail ne faisait pas l’affaire de tous, bon nombre de gens s’y sont adaptés et y ont vu des avantages, notamment une meilleure conciliation de la vie professionnelle et personnelle. Donc, lorsque le temps est venu pour certains d’entre eux de revenir au bureau, ces attentes en ont sans doute fâché et frustré plus d’un.
Cette colère pandémique épuise. Les gens recherchent une structure et la prévisibilité. Et le fait de toujours devoir réfléchir à ses décisions (p. ex., un test ou un masque est-il nécessaire ou non) demande du temps et de l’énergie. Enfin, après avoir dû peser le pour et le contre de différentes options dans un contexte en constante évolution, si on ajoute l’ensemble de tous les éléments susmentionnés, nous avons atteint un état de fatigue mentale, de la frustration et de la colère et nous sommes retrouvés à bout de patience.
Le lendemain, Sophie s’est rendue au travail sans son enthousiasme habituel, sans vraiment savoir pourquoi. Elle a pensé qu’elle était peut-être juste un peu blasée. Il y avait beaucoup de circulation sur la route. Elle a peut-être eu un moment d’inattention et un autre conducteur a estimé qu’elle roulait trop lentement. Il a donc klaxonné, baissé sa fenêtre et s’est montré impoli à son endroit. Sophie s’est demandé pourquoi tout le monde semblait vouloir la provoquer.
Les microtraumatismes psychologiques sont propres à chacun et chaque personne les gère différemment, constate Dre Harrigan. Certains arrivent à ne pas s’en soucier, alors que d’autres s’en trouvent terriblement blessés. Elle ajoute qu’à court terme, la plupart des gens minimisent les effets des microtraumatismes psychologiques sur le plan émotionnel : ils ignorent ces expériences et vont même jusqu’à remettre en question leur interprétation de l’interaction. Cependant, à plus long terme, les microtraumatismes psychologiques s’accumulent et peuvent entraîner une diminution de l’estime de soi, un stress chronique, de l’épuisement professionnel, de l’indifférence, de l’anxiété et la dépression.
Et ces répercussions peuvent peser lourd en milieu de travail, selon Dre Harrigan. « Les microtraumatismes psychologiques en milieu de travail peuvent causer une baisse de la productivité et de l’engagement, une hausse de l’absentéisme, des tensions entre collègues ou avec des superviseurs, ainsi que de l’insatisfaction à l’égard du travail. »
Quand Sophie est finalement arrivée au travail, elle a entamé sa routine habituelle. Elle s’est arrêtée au café du coin et s’est ensuite montrée contrariée de devoir attendre pendant que le préposé préparait d’autre café. Sophie a payé et est partie sans même remercier le préposé, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Quand elle est arrivée à son poste, elle avait pris du retard et était hors d’elle. Quand son collègue Karim lui a demandé si tout allait bien, Sophie lui a lancé un regard furieux. Pendant sa pause, Sophie a regardé son téléphone. Elle aime consulter les nouvelles en ligne, mais ces jours-ci tout semblait si déprimant. Et que dire des commentaires! Sophie a peine à croire que les gens peuvent être aussi méchants en ligne.
Selon Dre Harrigan, la technologie a certainement un rôle à jouer dans la fréquence des incidents qui causent des microtraumatismes psychologiques.
« Nous savons que les écrans peuvent créer une distance psychologique entre les gens, dit-elle. Cette distance peut inciter certaines personnes à faire des commentaires qu’ils n’oseraient probablement jamais faire si elles étaient face à leur interlocuteur. Les gens ont le sentiment d’anonymat lorsqu’ils communiquent en ligne et croient qu’il y a peu de chances qu’ils soient tenus responsables de leurs propos ou de leurs actes. De plus, lorsqu’une interaction interpersonnelle n’a pas vraiment lieu en personne, comme c’est le cas en mode virtuel, notre capacité à montrer de l’empathie envers les autres peut être freinée. »
Que faire si nous subissons un microtraumatisme psychologique, ou si nous manquons de patience et de compréhension, voire que nous montrons des signes d’agressivité?